Vingtième et dernière partie: le commun et la non-propriété
« Ouvre bien les yeux, fils, et suit l’oiseau Pujuy. Il ne se trompe pas, lui.
Son destin est comme le nôtre : marcher pour que d’autres ne se perdent pas. »
Canek. Ermilo-Abreu Gómez
Voici déjà quelques années, il y eut une occasion où les peuples zapatistes s’expliquaient la lutte « en tant que femmes que nous sommes » en pointant non pas tant une simple question de volonté, de disposition ou d’étude, que la base matérielle qui a rendu possible ce changement : l’indépendance économique des femmes zapatistes. Et iels ne se référaient pas au fait d’avoir un emploi et un salaire ou à l’aumône en pièces de monnaie avec laquelle les gouvernements de tout le spectre politique achètent votes et adhésions. Iels désignaient le travail collectif comme le terreau fertile pour ce changement. C’est-à-dire que le travail organisé ne visait pas le bien-être individuel mais celui du groupe. Il ne s’agissait pas seulement de se réunir pour l’artisanat, le commerce, l’élevage du bétail ou les semences et les récoltes du maïs, du café et des légumes, mais aussi, et peut-être surtout, qu’elles aient leurs propres espaces, sans les hommes. Imaginez ce dont, en ces temps et en ces lieux, elles parlaient et parlent encore entre elles : leurs douleurs, leurs rages, leurs idées, leurs propositions, leurs rêves.
Je n’en dirai pas plus à ce propos – les compañeras ont leur propre voix, leur histoire et leur destin. Je le mentionne uniquement parce qu’il reste à savoir sur quelle base matérielle se construira la nouvelle étape décidée par les communautés zapatistes. La nouvelle initiative, comme ceux de l’extérieur la catalogueraient.
Je suis fier de souligner que, non seulement l’intégralité de la proposition a été le produit, dès sa conception, du collectif de direction de l’organisation zapatiste – de sang indigène de racine maya dans son ensemble. Mais aussi que mon travail s’est limité à fournir l’information que mes cheffes et chefs ont « croisée » avec la leur, et, ensuite, à chercher et à argumenter les objections ainsi que les probables et futurs échecs (la fameuse « hypothèse » à laquelle j’ai fait référence dans un texte antérieur). Finalement, quand leur délibération fut terminée et qu’ils concrétisèrent l’idée centrale, pour la soumettre à la consultation de tous les pueblos, cela m’a surpris autant que vous, peut-être, qui allez en prendre connaissance à présent.
Dans cet autre extrait de l’entrevue avec le Sous-commandant insurgé Moisés, il nous explique de quelle façon iels en sont arrivés à cette idée du « commun ». Certains d’entre vous pourront peut-être prendre la mesure du sens profondément rebelle et subversif de ce pour quoi, pour ne pas changer, nous mettons en jeu notre existence.
Le Capitaine.
-*-
LA NON-PROPRIÉTÉ.
Bon, donc en résumé, ceci est notre proposition : attribuer « au commun » une partie des terres récupérées. C’est-à-dire sans propriété. Ni privée, ni ejidal, ni communale, ni fédérale, ni étatique, ni entrepreneuriale, ni rien. Une non-propriété de la terre. Comme qui dirait « une terre sans papiers ». Alors, sur ces terres que l’on va définir, si on demande à qui est ce terrain ou qui en est le propriétaire, et bien on va répondre : « à personne », c’est-à-dire « au commun ».
Si on demande si c’est une terre de zapatistes, d’affiliés à un parti ou de quelqu’un d’autre, et bien d’aucun d’entre eux. Ou de tous, ce qui revient au même. Il n’y a pas de commissaire ou d’agent à acheter, assassiner, faire disparaître. Ce qu’il y a, ce sont des pueblos qui travaillent et prennent soin de ces terres. Et qui les défendent.
Un point important, pour y parvenir, est la nécesité d’un accord entre les occupants, peu importe s’ils sont d’un parti ou zapatistes. C’est-à-dire qu’ils doivent parler entre eux, non pas avec les mauvais gouvernements. Rechercher l’autorisation des mauvais gouvernements n’a fait qu’amener des divisions et même des morts entre les paysans eux-mêmes.
Alors, en respectant les terres de propriété personnelle-familiale et celles qui sont destinées aux travaux collectifs, on crée, sur des terrains récupérés pendant ces années de guerre, cette non-propriété. Et on propose de travailler en commun à tour de rôle, peu importe le parti auquel tu adhères, ou ta religion, ou ta couleur, ou ta taille, ou ton genre.
Les règles sont simples : cela doit être un accord entre les habitants d’une région. Ne pas cultiver des drogues, ne pas vendre la terre, ne permettre l’entrée à aucune entreprise ou industrie. Les paramilitaires restent exclus. Le produit du travail de ces terres revient à ceux qui les travaillent pendant le temps convenu. Il n’y a pas d’impôts, ni de dîmes à payer. Chaque installation construite demeure pour le groupe suivant. On n’emporte que le produit de son travail. Mais nous parlerons plus en détail de tout cela par la suite.
Cela, ainsi très résumé, est ce qui fut présenté et objet de consultation auprès de tous les pueblos zapatistes. Et il en est ressorti que l’immense majorité fut d’accord. Et aussi que, dans certaines régions zapatistes, cela se faisait déjà depuis des années.
Et nous, ce que nous avons fait, ce fut donc de proposer un chemin pour pouvoir traverser la tempête et arriver sains et saufs de l’autre côté. Et de ne pas faire ce chemin seuls en tant que zapatistes, mais bien ensemble en tant que peuples originaires que nous sommes. Évidemment, sur base de cette proposition en surgiront d’autres : concernant la santé, l’éducation, la justice, le gouvernement, la vie. Disons que nous voyons cela comme nécessaire pour pouvoir affronter la tempête.
PENSER LE CHEMIN ET LE PAS.
Comment cela est arrivé dans notre tête ? Bon, et bien je te raconte. Nous avons vu plusieurs choses. C’est-à-dire que cette idée n’a pas surgi en une seule fois. Elle nous est venue en plusieurs parties qui se sont rassemblées en quelque sorte, et puis nous les avons vues dans leur ensemble.
L’une donc fut la tempête. Tout ce qui se réfère au mécontentement de la nature. Sa façon de protester, chaque fois plus forte et chaque fois plus terrible. Parce que nous disons destruction, mais souvent, ce qui se passe, c’est que la nature récupère une place quelque part. Ou qu’elle attaque les invasions du système : les barrages, par exemple. Des lieux touristiques, par exemple, qui sont construits sur la mort des côtes. Des méga-projets qui blessent, qui nuisent à la terre. Et alors, et bien il y a une réponse. Parfois, la terre répond rapidement, parfois elle prend du temps. Et l’être humain, bon, ce que le système a fait avec l’être humain c’est qu’il est comme hébété. Il ne réagit pas. Bien qu’il voie arriver le malheur, qu’il y ait des avertissements, des alertes, et bien il continue comme si de rien n’était et bon, arrive ce qui arrive. On dit que tel malheur fut une surprise. Mais il se trouve que cela fait plusieurs années qu’on avertit : la destruction de la nature va passer encaisser son dû. Ce n’est pas nous mais la science qui l’analyse et le démontre. Nous, et bien, comme gens de la terre, nous le voyons. Tout est inutile.
Le malheur n’apparaît pas tout à coup chez toi, non. Il s’approche d’abord, il fait du bruit pour que tu saches qu’il arrive. Il frappe à ta porte. Il casse tout. Pas seulement ta maison, tes proches, ta vie, mais aussi ton cœur. Tu n’es plus tranquille.
L’autre chose, c’est ce qu’on appelle la décomposition sociale ou qu’on dise que le tissu social se défait à cause de la violence. En d’autres termes, les relations entre une communauté de personnes se font grâce à certaines règles ou normes ou accords, comme nous disons nous. Parfois, on fait des lois écrites et parfois il n’y a rien d’écrit, mais de toute façon les gens le savent. Dans beaucoup de communautés, on dit « acte d’accord », c’est-à-dire qu’on met cela en mots. « Cela peut se faire, cela ne peut pas se faire, cela doit se faire », et ainsi de suite. Par exemple, que celui ou celle qui travaille avance. Que celui ou celle qui ne travaille pas se retrouve dans la merde. Que c’est mal d’obliger quelqu’un.e à faire ce qu’iel ne veut pas, par exemple dans le cas des hommes contre les femmes. Que c’est mal de violenter les faibles. Que c’est mal de tuer, de voler, de violer. Mais que se passe-t-il si c’est à l’inverse ? Si on récompense la méchanceté et qu’on poursuit et punit la bonté. Par exemple, un paysan indigène qui voit que la destruction d’un bois est mauvaise se convertit alors en son gardien. Il protège donc le bois de qui le détruit pour en tirer des bénéfices. Cette chose de défendre, c’est un bien, parce que ce frère ou cette sœur prennent soin de la vie. Cela est humain, ce n’est pas lié à une religion. Mais il arrive que ce gardien soit poursuivi, emprisonné et, bien souvent, assassiné. Et si on demande pour quel délit on l’a tué et qu’on entend que son délit fut de défendre la vie, comme dans le cas de notre frère Samir Flores Soberanes, alors là on voit bien que le système est malade, qu’il n’y a plus de solution, qu’il faut chercher ailleurs.
De quoi a-t-on besoin pour se rendre compte de cette maladie, de ce pourrissement de l’humanité ? On n’a pas besoin d’une religion, d’une science ou d’une idéologie. Il suffit de regarder, d’écouter, de sentir.
Et puis, et bien, nous voyons que, pour les grands Patrons, les capitalistes, ce qui arrivera demain n’a plus d’importance. Ils veulent gagner de l’argent aujourd’hui. Le plus possible et le plus rapidement possible. Peu importe que tu leur dises : « Écoute, mais ce que tu fais, ça détruit et la destruction se répand, grandit, devient incontrôlable et revient vers toi. C’est comme si tu crachais vers le haut ou que tu pissais contre le vent. Ça te retombe dessus, quoi. » Et tu peux penser que c’est une bonne chose que le malheur emporte une canaille avec lui. Mais il se trouve qu’avant ça, il emporte un bon nombre de gens qui ne savent même pas pourquoi. Comme les enfants, par exemple. Qu’est-ce qu’un enfant peut bien savoir sur les religions, les idéologies, les partis politiques, ou quoi que ce soit ? Mais le système rend ces petits responsables. Il les fait payer. On détruit en leur nom, on tue en leur nom, on ment en leur nom. Et on leur lègue mort et destruction.
Il ne semble donc pas que ça va s’améliorer. Nous savons que ça va s’empirer. Et que, de toute façon, nous devons traverser la tempête et arriver de l’autre côté. Survivre.
Autre chose est ce que nous avons vu pendant la traversée pour la Vie. Ce qu’il y a dans ces endroits qui sont supposés être plus avancés, plus développés comme on dit. Nous avons vu que c’est un mensonge tout ce truc de la « civilisation occidentale », du « progrès » et tout ça. Nous avons vu que tout ce qui est nécessaire pour les guerres et les crimes était là. Nous avons vraiment vu deux choses : l’une est vers où s’achemine la tempête si nous ne faisons rien. L’autre est ce que d’autres rébellions organisées sont en train de construire dans ces géographies. C’est-à-dire que ces personnes voient la même chose que nous. C’est-à-dire la tempête.
Grâce à ces peuples frères nous avons pu amplifier notre regard, le rendre plus large. C’est-à-dire pas seulement voir plus loin mais voir aussi plus de choses. Plus de monde, quoi.
Alors nous, en tant que peuples indigènes que nous sommes, et bien nous nous demandons ce que nous faisons, si c’est foutu, si c’est chacun pour soi. Mais nous voyons ces frères-là genre qui s’en foutent de ce qui arrive aux autres, qui ne s’occupent que d’eux-mêmes, et bien, de toute façon, ils y ont droit aussi. Ils se croient à l’abri enfermés en eux-mêmes. Mais c’est en vain.
LE CHEMIN DE LA MÉMOIRE
Et alors nous pensons, nous nous rappelons comment c’était avant. Nous parlons à nos prédécesseurs. Nous leur demandons si avant c’était comme ça. Nous leur demandons de nous dire s’il y a toujours eu l’obscurité, la mort, la destruction. D’où est donc venue cette idée du monde. Comment est-ce que tout a foiré. Nous pensons que si nous savons quand et comment s’est perdue la lumière, la bonne pensée, le juste savoir de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, alors nous pourrons peut-être les retrouver et avec ça lutter pour que tout redevienne juste, comme il se doit, en respectant la vie.
Et alors nous avons vu comment cela est arrivé et nous avons vu que c’est arrivé avec la propriété privée. Et qu’il ne s’agit pas de changer le nom et de dire qu’il y a la propriété ejidal ou la petite propriété ou la propriété fédérale. Parce que, dans tous les cas, c’est le mauvais gouvernement qui donne les papiers. C’est-à-dire que c’est le mauvais gouvernement qui dit si quelque chose existe et, avec ses manigances, que ça cesse d’exister. Comme il l’a fait avec la réforme de Salinas de Gortari et avec les coups portés à la propriété communale, qui n’existait que si elle était enregistrée et que, avec les mêmes lois, on a réduite jusqu’à la faire disparaître. Et la propriété communale disons enregistrée, et bien elle provoque aussi des divisions et des affrontements. Parce que ces terres appartiennent légalement à quelques-uns, mais contre les autres. Les papiers de la propriété ne disent pas « ceci est à toi » ; ce qu’ils disent, c’est « ceci n’est pas à celui-là, attaque-le ».
Et voilà les paysans qui vont et qui viennent pour qu’on leur donne un papier qui dit que la terre qui est à eux est à eux puisqu’en soi ils la travaillent déjà. Et des paysans qui font la guerre à d’autres paysans même pas pour un bout de terre, non, pour un papier qui dit qui est le propriétaire de cette terre. Et celui qui a le plus de papiers, reçoit alors plus d’aides économiques, c’est-à-dire plus de tromperie. Parce qu’il se trouve que si tu as des papiers, on te donne accès à un programme d’aide sociale, mais on te demande de soutenir par exemple un candidat parce que celui-là, oui, il va te donner le papier et il va te donner de l’argent. Il se trouve que ce même gouvernement te trompe parce que, ce papier, il le vend à une entreprise. Et ensuite, il se trouve que l’entreprise arrive et te dit que tu dois t’en aller parce que cette terre n’est pas à toi parce que, le papier, maintenant c’est le foutu homme d’affaires qui l’a. Et tu t’en vas de gré ou de force. Et là, ils ont des armées, des policiers et des paramilitaires pour te convaincre de t’en aller.
Il suffit que l’entreprise dise qu’elle veut tels terrains pour que le gouvernement décrète l’expropriation de ces terres et le voilà déjà en train de dire à l’entreprise de faire son business « pour un temps ». C’est ce qu’ils font avec les méga-projets.
Et tout ça à cause d’un foutu papier. Même si le papier date de l’époque de la Nouvelle Espagne, le papier ne vaut rien pour celui qui a le pouvoir. C’est une tromperie. C’est pour que tu aies confiance, que tu restes tranquille, jusqu’à ce que le système découvre que, en-dessous de ta pauvreté, il y a du pétrole, de l’or, de l’uranium, de l’argent. Ou qu’il y a une source d’eau pure, car maintenant il se trouve que l’eau est devenue une marchandise qui s’achète et se vend.
Une marchandise comme le furent tes parents, tes grands-parents, tes arrière-grands-parents. Une marchandise comme tu l’es toi, et comme le seront tes enfants, tes petits-enfants, tes arrière-petits-enfants et ainsi, pendant des générations.
Alors ce papier, c’est comme les étiquettes des marchandises sur les marchés, c’est le prix de la terre, de ton travail, de tes descendants. Et tu ne te rends pas compte, mais tu fais déjà la queue à la caisse et tu es sur le point d’arriver. Et il se trouve que non seulement tu vas devoir payer, mais que tu vas sortir du magasin et que tu vas voir qu’ils t’ont pris la marchandise, que tu n’as même pas le papier pour lequel tu t’es tant battu, toi et tes ancêtres. Et que tu vas peut-être léguer à tes enfants un papier, mais peut-être même pas. Les papiers du gouvernement sont le prix de ta vie, et tu dois payer ce prix avec ta vie. C’est-à-dire que tu es une marchandise légale. C’est l’unique différence avec l’esclavage.
Alors les plus vieux te racontent que le problème, la division, les discussions et les disputes sont arrivés quand sont arrivés les papiers de propriété. Ce n’est pas qu’avant il n’y avait pas de problèmes, c’est qu’ils se résolvaient en faisant un accord.
Et le problème, c’est que tu peux faire plein de papiers qui morcellent la terre de nombreuses fois mais la terre ne s’agrandit pas comme les papiers. Un hectare reste un hectare, même s’il y a beaucoup de papiers.
Alors il arrive ce qui se passe maintenant avec ce truc qu’ils appellent la Quatrième Transformation et son programme « Sembrando vida » [En semant la vie] : dans les ejidos, il y a les ayant-droits – ce sont les membres de l’ejido qui ont le fameux papier du certificat agraire – , et les demandeurs qui, bien qu’ils participent à la communauté, n’ont pas de papier, parce que la terre est déjà répartie. Les demandeurs sont supposés être cela, des gens qui demandent un bout de terre, mais en réalité ils sont en train de demander un papier qui dise qu’ils sont des paysans qui travaillent la terre. Alors ce n’est pas le gouvernement qui vient leur dire que telle terre leur revient. Non. Il leur dit que, s’ils démontrent qu’ils sont propriétaires de 2 hectares, on leur donnera une aide économique. Mais ces deux hectares, d’où les sortent-ils ? Et bien des ayant-droits.
C’est-à-dire que la terre dont le papier indique qu’elle est la propriété de quelqu’un doit être divisée en morceaux pour les demandeurs. Elle doit être morcelée de manière à ce qu’il puisse y avoir plusieurs papiers issus d’un même papier. Il n’y a pas de répartition des terres, il y a morcellement de la propriété. Et que se passe-t-il si l’ayant-droit ne veut pas ou ne peut pas ? Ses enfants veulent l’aide économique, mais ils ont besoin du papier. Alors ils se battent avec le père. Les filles ? On n’y pense même pas, les femmes ne comptent pas dans le morcellement des papiers. Et ils se battent à mort, fils contre pères. Et les fils gagnent et avec ce papier, parce que la terre reste la même et reste là où elle était, ils reçoivent leur argent. Avec cet argent, ils s’endettent, ils s’achètent quelque chose ou ils rassemblent de quoi payer le passeur pour aller aux États-Unis. Comme ils n’en ont pas assez, ils vendent le papier à quelqu’un d’autre. Ils vont travailler à l’étranger et il se trouve que ce que qu’ils gagnent sert à payer ceux qui leur ont prêté l’argent. Oui, ils envoient de l’argent à leurs familles, mais ces familles s’en servent pour payer la dette. Au bout d’un certain temps, ce fils revient ou on le renvoie, et cela, si on ne le tue pas ou qu’on ne l’enlève pas. Mais il n’a plus de terre, parce qu’il a vendu le papier et que la terre appartient maintenant à celui qui possède le papier. Il a donc tué son père pour un papier qu’il n’a plus. Il doit alors trouver les sous pour racheter le papier.
La population s’accroît, mais pas la terre. Il y a toujours plus de papiers, mais c’est la même étendue de terrain. Que va-t-il se passer ? Que maintenant ils se tuent entre ayant-droits et demandeurs, mais ensuite ils vont se tuer entre demandeurs. Ses enfants vont se battre entre eux, tout comme lui s’est battu avec ses parents.
Par exemple : tu es un ayant-droit avec 20 hectares et tu as, on va dire, 4 enfants. C’est la première génération. Tu répartis la terre ou plutôt le papier et il y a maintenant un papier de 5 hectares pour chacun. Ensuite, ces 4 enfants ont quatre enfants chacun, deuxième génération, et ils répartissent leurs 5 hectares, alors il revient à chacun un peu plus d’un hectare. Ensuite, ces 4 petits-enfants ont encore 4 enfants chacun, troisième génération, et ils se répartissent le papier, il leur revient alors un quart d’hectare chacun. Ensuite, ces arrière-petits-enfants ont 4 enfants chacun, quatrième génération, ils se répartissent le papier et il leur revient un dixième d’hectare chacun. Je m’arrête là car, en 40 ans à peine, à la deuxième génération, ils vont s’entre-tuer. C’est ce que sont en train de faire les mauvais gouvernements : ils sèment la mort.
LE VIEUX NOUVEAU CHEMIN
Qu’en a-t-il été dans notre histoire de lutte de ce qu’on appelle « base matérielle » ?
Et bien, d’abord il y a eu l’alimentation. Avec la récupération des terres qui étaient aux mains des grands propriétaires terriens, l’alimentation s’est améliorée. La faim a cessé d’être l’invitée dans nos maisons. Ensuite, avec l’autonomie et le soutien de gens qui sont des « bonnes personnes », comme nous disons d’elles, ce fut le tour de la santé. Là, ce fut et c’est très important le soutien des docteurs fraternels, comme nous les appelons, parce qu’ils sont comme nos frères qui nous aident, et pas seulement pour les maladies graves mais également et surtout dans la préparation, c’est-à-dire dans le savoir lié à la santé. Ensuite, l’éducation. Ensuite, le travail de la terre. Ensuite, ce qui concerne le gouvernement et l’administration des propres pueblos zapatistes. Ensuite, ce qui concerne le gouvernement et la coexistence pacifique avec ceux qui ne sont pas zapatistes.
La base matérielle de tout cela, c’est-à-dire la forme de production, est la coexistence du travail individuel-familial et du travail collectif. Le travail collectif a permis aux compañeras de décoller et de participer à l’autonomie.
Disons que les 10 premières années d’autonomie, c’est-à-dire du soulèvement à la naissance des Conseils de bon gouvernement, en 2003, ont été celles de l’apprentissage. Les 10 années suivantes, jusqu’en 2013, permirent d’apprendre l’importance de la relève générationnelle. Les années de 2013 à aujourd’hui ont été celles de la constatation, de la critique et de l’autocritique des erreurs fonctionnelles, administratives et éthiques.
Concernant ce qui vient à présent, nous aurons une étape d’apprentissage et de réajustement. C’est-à-dire que nous ferons beaucoup d’erreurs et que nous aurons beaucoup de problèmes, parce qu’il n’y a pas de manuel ou de livre qui te dise comment faire. Nous tomberons souvent, certes, mais nous nous relèverons encore et encore pour continuer à cheminer. Bref, nous sommes zapatistes.
La base matérielle ou de production de cette étape va être une combinaison du travail individuel-familial, du collectif et de cette chose nouvelle que nous appelons « travail en commun » ou « non-propriété ».
Le travail individuel-familial se base sur la petite propriété individuelle. Une personne et sa famille travaillent leur lopin de terre, leur petite boutique, leur moyen de locomotion, leur bétail. Le gain ou le bénéfice revient à cette famille.
Le travail collectif repose sur l’accord entre compañeras et/ou compañeros pour effectuer des travaux sur des terres collectives (attribuées comme telles avant la guerre et élargies après la guerre). On répartit les travaux selon le temps, la capacité et la disposition. Le gain ou bénéfice est pour le collectif. On l’utilise généralement pour les fêtes, les mobilisations, l’acquisition de matériel de santé, la formation des promoteurs de santé et d’éducation et pour les déplacements et les frais de fonctionnement des autorités et des commissions autonomes.
Le travail commun commence, maintenant, par la possession de la terre. Une partie des terres récupérées est déclarée pour « le travail commun ». C’est-à-dire qu’elle n’est pas morcelée et qu’elle n’est la propriété de personne, qu’elle n’est ni petite, ni moyenne, ni grande propriété. Cette terre n’est à personne, elle n’a pas de propriétaire. Et, en accord avec les communautés proches, on se « prête » mutuellement cette terre pour la travailler. On ne peut ni la vendre, ni l’acheter. On ne peut pas l’utiliser pour la production, le transfert ou la consommation de stupéfiants. Le travail se fait « à tour de rôle » en accord avec les GALs et les frères non zapatistes. Le bénéfice ou le gain revient à celles et ceux qui travaillent, mais la propriété n’en est pas une, c’est une non-propriété qu’on utilise en commun. Peu importe si tu es zapatiste, affilié à un parti, catholique, évangéliste, presbytérien, athée, juif, musulman, noir, blanc, brun, jaune, rouge, femme, homme, autre. Tu peux travailler la terre en commun, avec l’accord des GALs, CGAL et ACGal, selon le village, la région ou la zone, qui sont ceux qui veillent à ce que les règles d’usage commun soient respectées. Que tout serve au bien commun, que rien n’aille contre le bien commun.
UN PARTAGE MONDIAL : LE VOYAGE POUR LA VIE.
Quelques hectares de cette non-propriété vont être proposés aux peuples frères d’autres géographies du monde. Nous allons les inviter pour qu’ils viennent et travaillent ces terres, avec leurs propres mains et leurs propres savoirs. Que se passe-t-il s’ils ne savent pas travailler la terre ? Et bien les compañeras et compañeros zapatistes leur montreront comment faire, et les temps de la terre et comment en prendre soin. Nous croyons qu’il est important de savoir travailler la terre, c’est-à-dire de savoir la respecter.
Je ne crois pas que cela nuise à quiconque que, tout comme on étudie et on apprend dans des laboratoires et des centres de recherche, on étudie et on apprenne aussi le travail des champs. Et encore mieux, si ces peuples frères ont des savoirs et des façons de travailler la terre et nous apportent ces savoirs et façons de faire et, ainsi, nous aussi nous apprenons. C’est comme un partage, mais pas seulement avec des mots sinon par la pratique.
Nous n’avons pas besoin qu’on vienne nous expliquer l’exploitation car nous la vivons depuis des siècles. Ni qu’on vienne nous dire qu’il faut mourir pour obtenir la liberté. Cela, nous le savons et le pratiquons tous les jours depuis des centaines d’années. Ce qui, oui, est bienvenu, c’est le savoir et la pratique pour la vie.
Regarde, la délégation qui est allée en Europe a appris beaucoup de choses, mais la chose la plus importante que nous avons apprise, c’est qu’il y a beaucoup de personnes, de groupes, de collectifs, d’organisations qui cherchent la manière de lutter pour la vie. Ils et elles ont d’autres couleurs, d’autres langues, d’autres coutumes, d’autres cultures, d’autres façons de faire. Mais ils et elles ont la même chose que nous et c’est le cœur de lutte.
Ils ne cherchent pas qui est le meilleur ou qu’on leur donne une place dans les mauvais gouvernements. Ils cherchent à soigner le monde. Et oui, ils sont très différents entre eux. Mais ils sont pareils, ou plutôt nous sommes pareils. Parce que nous voulons réellement construire autre chose, et cette chose, c’est la liberté. C’est-à-dire la vie.
Et nous les communautés zapatistes, nous disons que c’est notre famille toutes ces personnes. Peu importe qu’elles soient très loin. Et dans cette famille, il y a des grandes sœurs, des grands frères, des petites sœurs et des petits frères. Et il n’y a personne de meilleur. Mais une même famille. Et en tant que famille nous nous soutenons quand nous pouvons et nous nous enseignons ce que nous savons.
Et toutes, tous, toustes, sont des gens d’en-bas. Pourquoi ? Parce que ceux d’en-haut prêchent la mort parce qu’ils en tirent des bénéfices. Ceux d’en-haut veulent que les choses changent mais pour leur propre bénéfice, même si c’est de pire en pire. C’est pour ça que ce sont ceux d’en-bas qui vont lutter et qui luttent déjà pour la vie. Si le système est un système de mort, alors la lutte pour la vie est la lutte contre le système.
Qu’est-ce qu’il y a ensuite ? Bon, chacun·e se construit son idée, sa pensée, son plan de ce qui est le mieux. Et chacun·e a peut-être une pensée différente et une manière d’être distincte. Et cela, il faut le respecter. Parce que c’est dans la pratique organisée que chacun·e voit si ça marche ou pas. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de recettes ni de manuels, parce que ce qui sert à l’un, ne sert peut-être pas à l’autre. Le « commun » mondial est le partage d’histoires, de savoirs, de luttes.
C’est-à-dire que, comme qui dirait, le voyage pour la vie continue. Par la lutte, donc.
Depuis les montagnes du Sud-est mexicain.
Sous-commandant insurgé Moisés.
Mexique, décembre 2023. 500, 40, 30, 20, 10, 3, un an, des mois, des semaines, des jours, il y a un instant à peine, après.
P.S. En finissant l’entretien et en vérifiant si le sens de ses explications était juste, le Sous-commandant insurgé Moisés – qui a reçu le commandement et est devenu le porte-parole zapatiste il y a 10 ans, en 2013 – , alluma une énième cigarette. Moi, j’allumai ma pipe. Nous sommes restés à regarder le linteau de la porte de la cabane. L’aube laissait place à l’aurore et les premières lueurs du jour réveillaient les sons dans les montagnes du Sud-est mexicain. Nous ne dîmes plus rien, mais peut-être avons-nous pensé tous les deux : « Et il manque ce qu’il manque ».
P.S. QUI DÉCLARE SOUS SERMENT À aucun moment ou étape de la délibération qui a conduit à la décision que prirent les pueblos zapatistes n’ont surgi des citations, des notes de bas de pages ou encore des références, même lointaines, de Marx, Engels, Lénine, Trotski, Staline, Mao, Bakounine, le Che, Fidel Castro, Kropotkine, Flores Magón, la Bible, le Coran, Milton Friedman, Milei, le progressisme (pour autant qu’il ait des références bibliographiques qui ne soient pas celles de ses gratte-papiers), la Théologie de la Libération, Lombardo, Revueltas, Freud, Lacan, Foucault, Deleuze, ce qui est à la mode – ou au mode – dans les gauches, ni n’importe quelle source des gauches, des droites ou des centres inexistants. Ce n’est pas tout, je sais aussi qu’ils n’ont lu aucun des ouvrages fondateurs des ismes qui alimentent rêves et défaites de la gauche. Pour ma part, je donne un conseil non sollicité à celles et ceux qui ont lu ces lignes : chacun est libre de faire le ridicule, mais je vous recommanderais qu’avant de commencer avec vos niaiseries du type « le laboratoire de la Lacandone », « l’expérience zapatiste », et de cataloguer cela dans un sens ou dans un autre, vous y pensiez à deux fois. Parce que, en parlant de ridicules, vous le faites en grand depuis presque 30 ans à vouloir « expliquer » le zapatisme. Peut-être que vous ne vous en souvenez plus maintenant, mais ici, ce qui ne manque pas, à part la dignité et la boue, c’est la mémoire. C’est comme ça.
J’en atteste.
LE CAPITAINE
No hay comentarios todavía.
RSS para comentarios de este artículo.